L’art difficile de la critique
L’art difficile de la critique

L’art difficile de la critique

« Tu ne critiqueras point », c’est ainsi qu’on pourrait formuler le premier commandement de « How to win friends and influence people », un classique de la littérature de développement personnel publié en 1936 par Dale Carnegie. L’injonction sonne comme une évidence. Nous avons tous essuyé le feu de la critique, nous connaissons la colère et l’amertume qu’elle provoque. Nous savons également comment jour après jour, elle peut empoisonner une relation, et la miner jusqu’à anéantir toute possibilité de dialogue. Et pourtant, alors que nous sommes tous victimes de la critique, nous jouons volontiers les bourreaux. Pourquoi est-on si prompt à critiquer alors qu’il est si pénible d’être critiqué ? L’exploration de ce paradoxe peut-elle nous aider à mieux comprendre ce qu’est la critique ? À en faire un meilleur usage et ainsi cultiver de meilleures relations ?

Ce qui étonne d’abord, c’est l’univocité du mot dans son usage courant. Si je critique, c’est en général pour porter un jugement défavorable, de l’ordre du blâme, du reproche. Pourtant la critique n’est ni positive ni négative en soi, elle est censée faire la part des choses entre ce qui est beau, bon ou vrai et ce qui ne l’est pas. La critique de témoignages1 par exemple ne vise pas à dénigrer le témoin ni ses propos, mais à attester de son authenticité. Dans l’art ou la gastronomie, on peut même dire d’une critique qu’elle est dithyrambique. La démarche du professionnel, plus rationnelle, échappe sans doute plus facilement au biais de négativité, cette tendance à survaloriser la menace, héritage de l’évolution, qui fait que notre cerveau répond plus rapidement et plus intensément aux stimuli négatifs. On voit bien comment ce biais, par ailleurs parfaitement utile à notre survie, peut nous amener dans la critique, à ne retenir et exprimer que ce qui nous déplaît ou nous inquiète.

Ce même biais est d’ailleurs à l’œuvre chez celui qui est critiqué et peut expliquer pourquoi nous avons tendance à réagir si fortement à la critique négative. Par ailleurs, l’impression d’être victime d’un procès à charge peut susciter un sentiment d’injustice, ajoutant à l’émoi. Il est d’autant plus vif que la sentence est souvent délivrée sans autre forme d’explication. La critique professionnelle par contraste, procède d’un raisonnement, d’une analyse qui vient fonder et justifier sa conclusion. Il est aussi plus facile d’accepter la critique d’un expert. Il jouit d’une légitimité que souvent nous refusons à nos proches.

Pourtant les artistes, les chefs ou les athlètes de haut niveau ne sont pas moins sensibles à la critique, même lorsqu’elle émane de leurs pairs. L’artiste maudit, incompris voire rejeté de tous, est une figure classique de l’histoire de l’art. « L’artiste est fait pour ne pas être compris » disait Léo Ferré. C’est sans doute vrai de chacun de nous. L’être humain n’est pas fait pour être compris et d’une certaine manière la critique est toujours injuste. La critique analyse, dissèque la réalité, en isole les parties, pour en sélectionner certaines et en exclure d’autres. Or la vie ne se plie jamais totalement à l’analyse, car elle n’est pas une mécanique qu’on peut désassembler en pièces distinctes. La vie est organique. Lorsqu’on la déconstruit en blocs artificiellement séparés pour mieux la saisir et la manipuler, on oublie parfois que ce découpage est une vue de l’esprit. En vérité, les parties ne peuvent se comprendre pleinement que dans le contexte du tout qu’elles forment. « On a les défauts de ses qualités » entend-on parfois. C’est qu’en effet les unes ne vont pas sans les autres. Chez une même personne, le sens du détail et le manque de perspective sont souvent les deux faces d’une même médaille. Il s’agit même d’une face unique qui selon le contexte, prendra les traits d’une qualité ou d’un défaut.

La critique et c’est là sa limite, décontextualise l’individu, son comportement ou sa performance. Elle est elle-même hors sol. Si la critique est aisée2, c’est qu’elle n’est pas soumise aux contraintes du réel, elle est un pur jeu de l’esprit. L’art est difficile car il doit faire avec la réalité, ses possibilités comme ses limites. La critique n’est juste que si elle tient compte de ces limites, que si elle réintègre les parties qu’elle a extraites dans le tout qui fait leur contexte. C’est pourquoi le juge interprète la loi en fonction des circonstances, pourquoi le critique d’art juge par comparaison (avec d’autres œuvres de l’artiste, ses pairs, son époque).

Même juste, la critique est souvent contre-productive. Pour celui qui est critiqué, c’est en effet une source de dissonance cognitive3 aiguë, résolue le plus souvent par le déni ou la rationalisation. La critique nous confronte à une image de nous-même incompatible avec celle que nous entretenons, inconciliable avec les histoires que nous nous racontons parfois pour justifier nos manquements ou ignorer nos lacunes. En le plaçant sous sa lumière crue, le feu de la critique révèle cet écran de fumée en même temps qu’il le dénonce. Cette discordance, insupportable, nous impose de choisir : accepter de réviser notre image ou la protéger. Nous choisissons souvent la seconde option, peut-être par instinct de préservation.

Si la critique fait mal, c’est aussi parce qu’elle est vécue comme un rejet. Lorsqu’on critique, on isole, on distingue et pour finir on décide ce qu’on retient ou plus souvent, ce qu’on répudie. Or le rejet pour les êtres sociaux que nous sommes, représente une menace existentielle : l’exclusion du groupe. C’est sans doute pourquoi la réaction à la critique est aussi viscérale, voire archaïque : on la combat ou on la fuit.

Si la critique est si difficile à accepter, pourquoi est-on si prompt à critiquer ? Alors que nous savons le danger que la critique fait courir à nos relations, pourquoi est-il si difficile de s’en abstenir ? En grec, la « krisis », dont dérive la critique, est à la fois l’action de distinguer, de choisir, de séparer et de décider. C’est cette dernière acception que le latin « crisis » a retenue et dont découle l’usage médical. En médecine, la crise correspond à un changement soudain, souvent déterminant dans l’évolution d’une maladie. Plus généralement, la crise est ce moment décisif pendant lequel un tri se fait et à l’issue duquel un changement profond s’opère.

Il se pourrait donc qu’en critiquant, nous cherchions à déclencher chez l’autre ce moment décisif, cette crise qui le conduirait à changer soudainement. Si on critique au fond, c’est qu’on souffre du monde tel qu’il est et qu’on souhaite le changer. Et il est vrai qu’il nous donne d’innombrables occasions d’être insatisfait. Il ne coïncide que rarement avec nos désirs. D’une certaine manière, le monde, les autres, sont même un obstacle à nos propres désirs. C’est une source permanente de frustration.

La critique est une expression de cette frustration. C’est aussi une tentative pour y mettre fin. Lorsqu’on critique, on ne dénonce pas simplement ce qui nous irrite chez l’autre, on lui demande aussi de changer. La critique suscite la colère parce qu’elle est elle-même une colère, c’est-à-dire une souffrance et le refus de l’accepter. Si nous sommes critiques c’est que le monde ne correspond pas à nos désirs. Mais nous le sommes d’autant plus que nous refusons de nous y accommoder. La douleur d’être critiqué et le besoin de critiquer procèderaient ainsi d’une même difficulté, celle d’accepter les choses telles qu’elles sont. Dans les deux cas nous préférons tenter de changer la réalité plutôt que de changer nous-mêmes.

De ce point de vue, toute critique mérite d’être écoutée. À l’évidence il faut écouter les critiques sérieuses des gens sérieux, c’est-à-dire les critiques réfléchies de ceux qui sont légitimes à les donner. Mais il faut également écouter les critiques même lorsqu’elles nous paraissent injustes ou infondées, surtout lorsqu’elles semblent injustes ou infondées. Car leur intensité est à la hauteur de la souffrance de celui qui nous les adresse et des besoins insatisfaits qu’il exprime ainsi. Cela vaut pour nos proches bien entendu mais également pour tous ceux que l’on sert ou dont on dépend : le public et la critique pour un artiste, les clients pour une entreprise, les citoyens pour un élu.

Il faut écouter également nos propres réactions aux critiques car de la même manière elles révèlent en creux l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, nos aspirations, nos valeurs. La critique nous donne ainsi l’occasion de les mettre à distance, de les examiner et d’en vérifier la validité ou la légitimité.

Si la critique peut être utile à celui qui la reçoit, faut-il pour autant laisser libre cours à son besoin de critiquer ? Sans doute pas. Il vaut mieux suivre ici la recommandation de Dale Carnegie et s’abstenir. La critique est une forme d’électrochoc émotionnel à manier avec la plus grande prudence. Si elle est si puissante, ce n’est pas seulement à cause de sa négativité, ni de la colère qu’elle exprime et transmet. Si elle est si dangereuse, c’est parce qu’elle met celui qui est critiqué en état de crise. En critiquant l’autre, on rompt brutalement l’équilibre qu’il s’est construit et on exige qu’il en trouve un autre immédiatement. C’est parfois justifié : lorsque l’enjeu l’exige, lorsqu’on a épuisé par ailleurs tous les autres moyens, la critique peut provoquer ce sursaut salvateur qui permet de sortir de l’ornière. Dans la plupart des cas cependant, il vaut mieux s’abstenir car rien ne garantit qu’un nouvel état d’équilibre sera obtenu ou qu’il sera meilleur que celui qu’on critique.

Si la critique est exclue, comment vivre avec la frustration d’un monde qui refuse de se plier à nos désirs ? On peut selon, faire preuve de résignation, de réalisme ou de tolérance et accepter le monde et les autres tels qu’ils sont. On peut au contraire tenter d’incarner soi-même le changement qu’on attend, sans l’exiger directement des autres. Enfin, on peut directement exprimer à l’autre ce qu’on ressent et ce qu’on souhaite, plutôt que de le révéler en négatif à travers ses critiques.

Plus facile à dire qu’à faire sans doute. Qu’on soit tenté par la critique ou qu’on en essuie le feu, toute la difficulté en effet consiste à ne pas se laisser submerger par l’émotion. Tout l’enjeu est de parvenir à ménager cet espace, cette pause qui permettent d’observer la vague et de la laisser passer, pour se donner une chance de reconnaître ce qui se s’exprime, en soi comme chez l’autre, et l’accepter comme tel.

Merci à Régis Cornélie, Amina Diedhiou, Arnaud Nguyen et Laetitia Puyfaucher pour leur relecture.

Notes

  1. En sciences sociales et plus particulièrement en histoire, la critique de témoignages détermine si les faits rapportés sont certains, probables, simplement possibles ou même inadmissibles. « Nous sommes des juges d’instruction, chargés d’une vaste enquête sur le passé. Comme nos confères du Palais de Justice, nous recueillons les témoignages, à l’aide desquels nous cherchons à reconstruire la réalité. Mais ces témoignages, suffit-il de les réunir, et puis de les coudre bout à bout ? Non, certes. Le tâche du juge d’instruction ne se confond pas avec celle de son greffier. Les témoins ne sont pas tous sincères, ni leur mémoire toujours fidèle : si bien qu’on ne saurait accepter leurs dépositions sans contrôle. Pour dégager des erreurs et des mensonges un peu de vérité et parmi tant d’ivraie mettre de côté un peu de bon grain, comment font donc les historiens ? L’art de discerner le vrai, le faux et le vraisemblable s’appelle la critique historique » – extrait d’un discours de distribution de prix prononcé par Marc Bloch, alors professeur au lycée d’Amiens, le 13 juillet 1914.
  2. « La critique est aisée mais l’art est difficile », citation de Philippe Néricault, de son nom de scène Destouches, comédien et auteur dramatique, et tirée de sa comédie Le glorieux (1732)
  3. La dissonance cognitive, concept introduit par le psychologue social Leon Festinger en 1957 (A theory of cognitive dissonance), décrit un état de tension ressenti par une personne en présence de connaissances, opinions ou croyances incompatibles entre elles. Elle désigne également la tension qu’une personne ressent lorsque l’un de ses comportements entre en contradiction avec ses propres idées ou croyances.

Un commentaire

  1. Amina

    La critique est facile en effet mais dite sans filtre elle dessert le critique. Tout l’art est de savoir la tourner en suggestion, faire part de ses ressentis, dire « tiens, moi j’aurais fait comme ceci » et, mieux encore, d’inciter la personne à formuler elle-même la critique que l’on souhaite émettre. Bienveillance ou manipulation? That is the question!

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