Écoute, mais n’entends pas.1
René Char
Fin octobre 2021, je m’engageai chez S.O.S Amitié pour y devenir « écoutant ». L’association, rendue célèbre par une scène culte du film « Le père Noël est une ordure », assure une permanence téléphonique de prévention du suicide. Plus largement, elle offre un temps d’écoute aux personnes souffrant de solitude, de mal-être ou de dépression. Si j’ai voulu rejoindre S.O.S Amitié, c’est que je ressentais le besoin de m’engager socialement. Je cherchais en même temps le moyen de développer ma capacité d’écoute. Depuis un peu plus de dix ans, j’exerce dans la communication. Depuis un peu moins de dix ans, je suis également parent. Ces deux expériences m’ont amené à me passionner pour l’influence.
Au fil du temps et de mes lectures, j’ai développé une intuition : on ne peut être écouté qu’en écoutant soi-même. Ce n’est là sans doute que l’application d’un principe plus général : « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant2 ». Déterminé à confronter cette intuition à la réalité, je me mis en quête de méthodes pour approfondir mon écoute. Influencé par les écrits de Marshall Rosenberg3 et d’Adele Faber4, je partis à la recherche de techniques liées à l’écoute empathique, sans jugement. Le site de S.O.S Amitié émergea rapidement, car l’approche de l’association est fondée sur la psychologie humaniste de Carl Rogers, qui inspira à la fois la communication non violente et l’éducation bienveillante. J’y vis immédiatement l’occasion de concilier l’ambition d’approfondir mon écoute et le besoin de m’impliquer davantage dans la vie de la cité.
C’est fin 2021 que j’entamai ma formation initiale. Six mois plus tard, après des dizaines d’heures d’écoute sous supervision et trois jours complets de formation, je recevais les clés du poste d’écoute. J’étais officiellement un « écoutant » S.O.S Amitié. Mon expérience reste limitée et pourtant j’ai appris plus sur l’écoute durant ces quelques mois que pendant les dix années précédentes.
Je fus d’abord surpris par le volume d’appels. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, le téléphone sonne sans interruption. S.O.S Amitié reçoit 3,5 millions d’appels par an et ne peut en décrocher que 20 % du fait du manque de bénévoles. Cet « engouement » interroge. Lors d’un week-end de formation réunissant d’autres apprentis écoutants, nous étions plusieurs à nous poser les mêmes questions. Pourquoi appeler simplement pour être écouté5 ? Pourquoi appeler des inconnus lorsqu’on a une famille et des amis ? En réalité nous savions déjà pourquoi, nous en avons tous l’intuition. Nous connaissons la frustration de ne pas se sentir écouté. Pour certains cette frustration est chronique et si intense qu’elle les plonge dans l’abîme de la dépression. Ce profond désarroi révèle en négatif l’importance vitale d’être écouté et la difficulté qu’il y a à écouter.
Si l’écoute est si difficile, c’est qu’elle exige un effort inhabituel et contre-intuitif : il ne s’agit pas de faire, mais de renoncer à faire. Si elle est si précieuse, c’est qu’elle est une forme d’acceptation inconditionnelle qui procure apaisement et clairvoyance. Ses bénéfices ne se limitent pas à l’aide psychologique. Ils s’appliquent évidemment à toute forme de relation interpersonnelle, qu’il s’agisse de régler un conflit avec un proche ou un collègue, de comprendre ce que désire un client ou même de négocier avec un preneur d’otages6. Il me semble également en reconnaître les effets dans la performance exceptionnelle de certains sportifs et artistes de génie. Mais au-delà des avantages qu’elle procure, l’écoute vaut la peine d’être cultivée pour elle-même, car elle est une manière différente d’entrer en relation avec la réalité, qui est en soi une source de joie et d’émerveillement.
L’écoute n’est pas un effort, mais un renoncement
Je ne me souviens pas des premiers appels auxquels j’ai répondu7, à l’exception près du tout premier au cours duquel je reçus une bordée ininterrompue d’insultes. Une entrée en matière brutale qui me laissa interloqué. Si j’ai oublié le contenu de ces appels, je me rappelle en revanche parfaitement ce que j’ai ressenti alors. Au début de chaque séance, j’étais tendu, j’avais l’impression désagréable de lutter avec mon interlocuteur. Les retours de mes formatrices confirmaient le malaise : je parlais trop vite, bombardais l’appelant de questions et dégageais une froideur à l’opposé de ce que peut attendre une personne en détresse. Au cours des appels suivants, je parvenais le plus souvent à me détendre et la qualité de la conversation s’en ressentait immédiatement. Mais à l’occasion je retombais dans mes travers, en particulier face à des appelants eux-mêmes noués, ayant du mal à exprimer ce qu’ils vivent ou ressentent.
Un jour pourtant j’eus comme un déclic, je compris d’un coup ce qu’il fallait faire, ou plutôt ne pas faire. Ce déclic tient en une phrase et je la dois à l’une de mes formatrices. J’entamai alors ma sixième séance d’écoute et comme à l’habitude j’étais nerveux. Je fus d’emblée désarçonné, car je tombai pour la première fois sur un appelant que j’avais déjà eu et dont je reconnus immédiatement la voix. Je me souvenais également de notre premier échange, déjà difficile. Je n’avais perçu alors aucune souffrance, aucune demande d’aide de sa part, mais plutôt le désir de me tester. Je ne voulus pas retomber dans le piège et me mis en tête de percer sa carapace, de révéler ce qui se cachait derrière son apparente désinvolture. Je l’assaillis donc de questions, pour comprendre. Ce fut un échec et j’eus une nouvelle fois l’impression d’un bras de fer. À l’issue de cette conversation éprouvante, ma formatrice me fit comprendre que ça n’allait pas. Elle eut d’ailleurs des mots proches de ceux que j’avais déjà entendus : je parlais trop, trop vite, j’étais froid et inquisiteur. Puis ce fut à son tour de prendre un appel. Le contraste fut saisissant : il se dégageait une impression d’espace, de calme et de chaleur qui m’envahirent moi-même et me calmèrent immédiatement. À l’issue de l’appel, elle me dit à peu près ces mots : « Ismaïl, tu sais ce qui fait la différence ? Je n’ai pas de projet pour l’appelant. »
« Je n’ai pas de projet pour l’appelant… » Je méditai ces mots quelques instants et les conservai à l’esprit pendant le reste de la séance. Elle se poursuivit avec une fluidité inédite. Ma formatrice confirma mes propres sensations : « Là tu y es, tu es dans l’écoute empathique S.O.S Amitié. » Bien sûr je ne suis qu’au début du chemin et il me reste beaucoup à apprendre, mais l’essentiel est là. Et l’essentiel pour écouter vraiment, c’est de renoncer à toute intention.
Écouter ou entendre : tout est dans l’intention
C’est d’ailleurs toute la différence entre écouter et entendre. Entendre, c’est tendre vers8, tendre son oreille vers quelque chose ou quelqu’un, d’où son sens courant de percevoir les sons. C’est également diriger son esprit vers, d’où par extension, comprendre, saisir le sens. L’intention est même l’une des acceptions du mot entendre. Lorsque je dis que « j’entends bien y arriver », c’est que j’ai bien l’intention d’y parvenir.
Or l’intention est une tension. Lorsqu’on dit qu’on est tendu vers un objectif, on exprime bien ce raidissement et il ne s’agit pas seulement d’une métaphore. Au début de chaque séance d’écoute, au moment de prendre le premier appel, j’ai ressenti ce raidissement : la mâchoire qui se serre, les épaules qui se crispent, l’estomac qui se noue. Ce sont là les symptômes d’intentions qui pour certaines sont égoïstes : on veut réussir ce premier appel, obtenir l’approbation de sa formatrice, voire l’impressionner. Mais la plupart sont dirigées vers l’appelant : on veut le comprendre, l’aider à trouver une solution, l’apaiser. Paradoxalement, plus ce désir est présent, plus on se tend soi-même et plus on crispe par contagion son interlocuteur. On crée ainsi un climat d’affrontement à l’opposé de l’accueil bienveillant qu’on lui doit.
La tension ainsi créée n’est d’ailleurs pas que raidissement, elle est aussi contraction. Tous ces symptômes de stress sont également la manifestation d’un corps qui se referme sur lui-même. Cette fermeture explique probablement l’impression de froideur que je dégageais. C’est sans doute pourquoi on prend parfois à tort la timidité pour de la froideur, voire de l’arrogance. Le problème ne réside pas seulement dans le climat émotionnel ainsi créé, si peu propice à l’échange. C’est un phénomène bien connu que le champ visuel se rétrécit lorsqu’on est saisi par la peur. Il se focalise sur le danger afin de mobiliser le corps et l’esprit pour y faire face. De la même manière, lorsqu’on est tendu vers un objectif, notre perception de la réalité se rétrécit pour se concentrer sur la cible et y appliquer toutes nos ressources. Voilà pourquoi je bombardais mes interlocuteurs de questions. Je cherchais à comprendre et donc « j’investiguais » comme on dit chez S.O.S Amitié.
Je me rends compte que j’allais là précisément à l’encontre des objectifs de l’écoute tels qu’énoncés par la charte de l’association : « L’écoute est non directive. Elle est centrée sur la personne qui appelle S.O.S Amitié. Elle vise à desserrer son angoisse. Elle tente de lui permettre de clarifier sa situation et de retrouver sa propre initiative. » En poursuivant mes intentions, aussi nobles soient-elles, je créais malgré moi une tension qui contribuait à resserrer l’angoisse de l’appelant, l’enfermais dans une réalité tronquée, voire déformée par mes propres désirs, et le privais de toute initiative en soumettant la conversation à mes propres objectifs.
C’est parce que l’écoute est désintéressée qu’elle est si recherchée
C’est pourquoi l’écoute selon S.O.S Amitié doit être « attentive et sans idée préconçue », « non directive ». À vrai dire il s’agit là des attributs mêmes de l’écoute, qui est dénuée de toute intention. Auscultare en latin signifie simplement percevoir (cultare) par l’oreille (aus). Curieux paradoxe : l’écoute est pure perception, mais c’est elle qui désigne l’action volontaire d’entendre, alors qu’entendre, qui est pourtant pure intention, décrit d’abord l’action de percevoir un son.
C’est qu’en fait l’écoute est ouverture à l’autre, alors qu’entendre est fondamentalement tourné vers soi. Entendre ce n’est pas seulement tendre vers, c’est tendre vers l’intérieur (in-tendere), donc vers soi. C’est un mouvement qui se dirige certes vers l’autre, mais pour en saisir quelque chose et le ramener à soi, afin d’en faire autre chose, qu’il s’agisse de l’interpréter (« le prix s’entend toutes taxes comprises »), de le juger (« c’est une affaire entendue ») ou de le comprendre (« c’est ainsi que j’entends ce qu’il m’a écrit »). Lorsqu’on entend, on entend donc avant tout pour soi alors qu’on écoute d’abord pour l’autre. C’est ce que S.O.S Amitié appelle l’écoute « centrée sur la personne », mais qui est simplement l’écoute. Lorsque j’écoute de la musique, je n’ai pas de projet pour cette musique ni pour celui qui l’interprète. Je ne cherche pas à l’analyser ni à la comprendre, je ne vise pas à en faire quelque chose d’autre, je ne peux de toute façon ni la diriger ni l’influencer. D’ailleurs on n’entend pas la musique, on l’écoute, car on ne tend pas vers elle, c’est elle qui vient à nous et qu’on accueille.
Je vois dans ce désintéressement de l’écoute une réponse possible à l’une des questions que je me posais avec quelques stagiaires lorsque nous entamions notre engagement dans l’association : pourquoi appelle-t-on simplement pour être écouté ? C’est flatteur sans doute d’être le centre de l’attention. Si l’autre tend vers nous (ce qui est l’étymologie de l’attention, ad-tendere), c’est la définition même du désir. Lorsqu’on nous prête de l’attention, on se sent donc désiré. Et c’est sans doute pour ça qu’écouter désigne l’action volontaire d’entendre. Je crois cependant que l’écoute n’exprime pas un désir comme un autre. Lorsqu’on est écouté, on n’est pas désiré comme un objet. Il n’y a pas d’intention chez l’autre de nous utiliser à d’autres fins. On est reconnu comme un sujet à part entière et accueilli, accepté tel qu’on est. Cette inconditionnalité est une expérience rare dans nos rapports avec les autres, qui sont souvent vécus sous le mode de la transaction. La vie en société est marquée par le compromis : on s’accepte, mais sous condition, on essaie de trouver un terrain d’entente…
Pour écouter, il faut être prêt à accepter sans condition, ce qui veut dire d’abord renoncer au projet qu’on a pour soi. Lorsqu’on essaie par exemple de soutenir le moral d’une amie déprimée, c’est bien sûr pour le bien de cette amie, mais c’est également pour son bien à soi. Il y a la tristesse de la voir malheureuse, la peur également de la voir sombrer voire de la perdre. D’une certaine manière nous portons aussi le poids des difficultés qu’elle vit. C’est pourquoi le soutien que nous lui apportons vise aussi à nous alléger. Alors on peut être tenté de lui remonter le moral, de lui changer les idées, de louer même ses qualités, son courage, sa force. Mais ce qu’elle attend à ce moment-là, c’est qu’on reconnaisse au contraire qu’elle n’est pas si forte, que la plupart du temps même elle se sent faible et vulnérable, que ça ne va pas en fait. Nous le savons sans doute déjà, mais nous refusons de l’accepter, car nous voulons en finir avec cette souffrance, pour elle comme pour nous. Mais on ne change pas la réalité en la refusant, il faut l’accepter d’abord, il faut obéir à la nature pour lui commander. C’est pourquoi il vaut mieux parfois ne rien dire, ouvrir simplement l’espace de ses bras, offrir la chaleur de sa poitrine et y accueillir la souffrance de l’autre, l’écouter.
Pourquoi il est si difficile d’écouter ses proches
Mais qu’il est difficile d’écouter ses proches, de les accepter tels qu’ils sont alors que leur souffrance, leurs croyances et leurs comportements affectent notre propre vie ! S’il est si difficile de les écouter, c’est aussi parce que nous avons un projet pour ceux que nous aimons : nous voulons qu’ils soient en bonne santé, qu’ils réussissent, qu’ils soient heureux. Comment renoncer à vouloir le bonheur de son enfant ou de celle qui partage sa vie ? L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, écrit Spinoza. Qui voudrait se priver de cette joie ? Qui voudrait se priver de celui ou celle qui en est la cause ?
On comprend mieux dès lors pourquoi il est plus facile de se confier à un inconnu. Et c’est pourquoi l’anonymat chez S.O.S Amitié est un impératif absolu. Il ne s’agit pas seulement de préserver la confidentialité de ce qui se dit ou d’assurer la sécurité des interlocuteurs. Il s’agit aussi d’établir les conditions de l’écoute. L’anonymat interdit la possibilité d’une relation durable entre l’appelant et l’écoutant. Si l’écoutant S.O.S Amitié ne me juge pas, ce n’est pas seulement parce qu’il a appris des techniques que mes proches ne maîtrisent pas, c’est aussi parce que n’ayant pas de relation avec moi et ne partageant pas ma vie, il lui est plus facile de m’accepter tel que je suis.
Cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’écouter ses proches. Mais l’effort de renoncement est plus difficile, car il faut apprendre, le temps de l’écoute, à se détacher de ceux auxquels on est le plus attaché au monde. J’éprouve moi-même les plus grandes difficultés à le faire et n’accorde pas à mes proches le dixième de la patience que j’accorde aux appelants anonymes de S.O.S Amitié. Mais je sais le progrès possible, car je sais désormais ce qu’est l’écoute. J’en connais le goût même, car elle est avant tout une expérience du corps. Je reconnais cette sensation d’espace, de chaleur et de calme quand je suis là, présent. À l’inverse je reconnais, même avec retard, la pression de l’attente, de l’intention, du projet, lorsque mon corps se racornit, que je tolère plus difficilement le silence, que mon débit s’accélère.
Comment j’ai appris à écouter en méditant
Si je parviens à écouter l’autre, c’est d’abord parce que je sais m’écouter moi-même. C’est le fruit d’années de pratique de la méditation. Elle ne m’a pas appris seulement à être attentif à ce que je ressens d’ailleurs. Elle m’a enseigné également à renoncer. Je me souviens de la frustration des débuts. Je voulais ne plus penser. Lorsque je parvenais à vider mon esprit l’espace de quelques secondes, je croyais que j’y étais. Mais j’étais aussitôt assailli par une volée d’idées que j’essayais alors de repousser le plus vigoureusement possible. Et plus je les repoussais, plus elles revenaient en force. Les pensées sont comme des sables mouvants, plus on s’y débat, plus on s’y enfonce. Avec le temps j’ai donc appris à les observer et à les laisser passer, comme on laisse passer des nuages dans le ciel, dit la tradition méditative orientale.
Il me fallut pourtant du temps pour y parvenir, car j’avais en fait substitué une intention à une autre. Mon objectif n’était plus de supprimer mes pensées, mais de les laisser passer. Il aura fallu que je renonce à toute intention, même celle de les laisser passer, pour qu’elles finissent par passer. Je me rends compte aujourd’hui qu’il fallait prendre l’image au pied de la lettre : on ne laisse pas passer les nuages dans le ciel, ils passent et l’on n’y peut rien, c’est tout. De la même manière, lorsqu’on commence à méditer, on apprend à porter son attention sur sa respiration, et à y revenir chaque fois qu’on a été arraché du présent par l’irruption de pensées ou d’images. Mais là encore, ce qu’il m’a fallu comprendre et ressentir, c’est qu’il ne s’agit pas de se concentrer sur sa respiration, ni même d’y être attentif. L’attention est également une tension, donc un raidissement, la concentration est un rétrécissement et donc une fermeture. Il s’agit au contraire de se relâcher et de s’ouvrir, de laisser venir la respiration à soi, de l’accueillir. Il s’agit en fait de s’écouter respirer.
Ce relâchement est source d’apaisement. Comme dit l’auteur Tim Ferriss, la méditation est comme un bain chaud pour l’esprit. On en ressort tout entier détendu. Mais si l’on est détendu, c’est que la tension est la règle, et le bain comme la méditation, comme l’écoute, ne sont que des parenthèses au sein d’une vie de stress. C’est peut-être ce qui explique qu’une part si importante des appels à S.O.S Amitié proviennent d’appelants réguliers, certains pouvant appeler des dizaines de fois dans la même journée. Ces quelques minutes d’écoute sont pour ces personnes en détresse une parenthèse vitale. Tout l’enjeu de l’écoute comme de la méditation est de parvenir à les incorporer à la vie elle-même, de ne pas les considérer comme une pratique séparée de la vie, comme une parenthèse. C’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. Mon échec initial à écouter les appelants S.O.S Amitié en est la preuve. De moi-même j’ai été incapable de transposer ce que j’avais appris de la méditation. De la même manière, ce n’est pas parce que j’écoute aujourd’hui chez S.O.S Amitié que je suis devenu immédiatement plus à même d’écouter ceux qui partagent ma vie. C’est vrai de ceux qui écoutent, mais c’est vrai également de ceux qui appellent S.O.S Amitié. Malheureusement, ce n’est pas parce qu’on fait l’expérience, même répétée, d’être écouté, qu’on est capable ensuite dans sa propre vie d’être plus à l’écoute, ne serait-ce que de soi-même. C’est d’ailleurs une leçon plus générale, un savoir-faire acquis dans un domaine n’est pas automatiquement transférable à un autre. Il faut faire l’effort conscient de le pratiquer dans différents environnements et de l’adapter à ces différents contextes. S.O.S Amitié fournit un contexte idéal à l’écoute empathique : on ne connaît pas son interlocuteur, on n’a pas de relation avec lui et aucune chance d’en avoir. On ne le voit pas non plus, ce qui est crucial, car l’œil est par nature plus analytique, plus focalisé, plus directif. Lorsqu’on écoute un proche, on est privé de tous ces atouts.
L’écoute est un super-pouvoir : Zidane, Napoléon, Basquiat
Malgré la difficulté, c’est un investissement indispensable, car la capacité à écouter est une sorte de super-pouvoir. Le relâchement qu’elle procure permet de mettre l’autre à l’aise, de le mettre en confiance, ce qui est à l’évidence utile dans toutes les situations de négociation ou de conflit, et l’est d’autant plus que l’enjeu est élevé. Ce relâchement me semble également l’un des secrets de la performance de haut niveau.
Je me souviens encore du 28 juin 2000. Deux ans après son premier sacre mondial, l’équipe de France de football se retrouve en demi-finale du Championnat d’Europe des nations (l’Euro) face au Portugal, révélation du tournoi. Les 90 minutes règlementaires se sont soldées par un score de parité, un but partout. La prolongation n’est pas plus décisive et on semble s’acheminer vers la séance fatidique des tirs au but. Mais trois minutes avant la fin du temps additionnel, le défenseur portugais Xavier Abel commet l’irréparable, il dévie d’une main coupable un tir de l’attaquant français Sylvain Wiltord. L’arbitre siffle un pénalty en faveur des Bleus. C’est Zinedine Zidane, le meneur de jeu français, qui prend la responsabilité de le tirer. En application de la règle du « but en or », s’il marque, il qualifie directement l’équipe nationale pour la finale. Après une grande inspiration, il s’élance et d’une puissante frappe dans le petit filet gauche adverse, il prend le gardien portugais à contre-pied et inscrit le but décisif. La France est en finale de l’Euro 2000, qu’elle remportera également, signant ainsi un doublé historique Mondial-Euro. Zinedine Zidane sera élu meilleur joueur du tournoi, il est considéré aujourd’hui encore comme l’un des plus grands joueurs de l’histoire du football.
Plus de vingt ans ont passé et je me souviens encore de sa déclaration à l’issue de ce match épique. Au journaliste qui lui demande ce qu’il a pensé au moment de tirer le pénalty, il répond : « À rien… J’ai pensé à rien, juste à cadrer mon ballon et à frapper fort.9 » Je fus décontenancé et même déçu par cette réponse du maître à jouer français, que je pris alors pour une forme d’innocence un peu naïve. Aujourd’hui je me rends compte que je m’étais laissé aller à ce vague mépris qu’on a malheureusement parfois pour les sportifs, parce qu’on ne sait pas reconnaître l’intelligence lorsqu’elle s’exprime hors du cadre traditionnel de la raison. Je suis persuadé aujourd’hui que la performance exceptionnelle, quel que soit le domaine, est le fruit d’une intelligence exceptionnelle.
Si Zidane ne pense à rien, c’est qu’il sait qu’à ce moment-là il faut renoncer à penser. Personne n’a plus envie que lui de marquer ce but et de qualifier son pays pour une finale historique. Mais au moment de s’élancer, il évacue totalement cette intention de son esprit. Il dira dans une autre interview qu’il a alors « fait le vide ». Il a fait le vide de toute intention afin de n’être plus qu’un geste, celui de frapper le ballon fort et dans le cadre du but adverse. Ce vide est nécessaire, car le geste parfait exige un total relâchement. Zinedine Zidane est de ce point de vue un modèle. Lorsqu’on interroge ses pairs à son sujet, on entend toujours les mêmes mots : élégance, grâce, classe. Ce n’est pas un hasard, je crois, si on dit la même chose d’autres grands noms de l’histoire du sport comme Michael Jordan (surnommé « His Airness » pour sa capacité à se suspendre en l’air au point de donner l’impression de voler), Roger Federer (dont l’entraîneur de Serena Williams dit un jour que « personne n’a jamais joué aussi bien au tennis. Et personne ne jouera jamais aussi bien. Il joue au tennis comme nous marchons ou respirons. »), ou encore Mohamed Ali (dont on disait qu’il dansait sur le ring). Cette fluidité, cette impression de facilité dans la réalisation des gestes les plus difficiles, cette beauté naturelle, c’est là certes le résultat du talent et de la répétition à l’infini des mêmes gestes, mais c’est aussi le fruit de ce parfait relâchement que permettent le renoncement à l’intention et une présence totale.
Mais on ne marque pas l’histoire de sa discipline simplement par son élégance. L’absence de tension n’est pas seulement relâchement, elle est également ouverture. Sur le plan de la perception, cette ouverture est littérale. Les grands noms de l’histoire du sport ne sont pas seulement plus beaux à voir, ils sont également plus efficaces, car ils ont accès à une réalité plus vaste et plus riche que les autres. Le génie de Zidane ne tient pas seulement dans sa pureté technique, mais également dans son extraordinaire vision du jeu (la qualité de ses passes est légendaire) qu’il a transposée depuis au métier d’entraîneur où il réalise également une carrière remarquable. Michael Jordan n’est pas seulement l’un des meilleurs marqueurs de l’histoire de la NBA, c’est également l’un de ses meilleurs intercepteurs de ballons. De même Roger Federer, réputé pour son jeu agressif, l’est également pour la qualité de ses retours de service qu’il doit à sa capacité exceptionnelle à lire le service de ses adversaires. Quant à Mohamed Ali, il enfreignait toutes les règles de défense de la boxe. Il se mouvait sur le ring les mains basses, reculant sa tête en ligne droite pour éviter les coups, soit exactement le contraire de ce qu’on enseigne aux boxeurs. Mais il était doté de réflexes hors norme qui non seulement le mettaient à l’abri, mais faisaient manquer la cible de quelques centimètres à ses adversaires, les déséquilibraient et les rendaient ainsi vulnérables à ses contres. Ces réflexes sont assurément le fruit du travail. Jeune, Mohamed Ali demandait à son frère de lui jeter des pierres pour apprendre à éviter les coups. Mais cette capacité à lire l’adversaire à livre ouvert, qu’il partage avec Zidane, Jordan ou Federer, est aussi le fruit de cette présence totale qui permet d’ouvrir en grand le champ de la réalité.
« Sachez écouter, et soyez sûr que le silence produit souvent le même effet que la science. ». C’est l’une des recommandations faites par Napoléon à son fils dans ses instructions pour le prince Eugène. Il ne s’agit pas simplement ici d’être à l’écoute des conseils avisés. Il me semble que la comparaison avec la science pointe vers quelque chose de plus fondamental. Ce que dit ici Napoléon, c’est que le silence peut être un moyen aussi efficace que la science de parvenir à la vérité. Lorsque Zidane « fait le vide », lorsqu’il impose le silence à cette part de lui-même qui analyse et se projette, je pense qu’il accède à ce moment-là à une appréhension plus directe, plus intuitive de lui-même et du monde qui l’entoure. Il perçoit alors des choses qui nous échappent comme elles échappent à ses adversaires. D’une certaine manière, il a accès à une réalité qui n’est pas la nôtre et c’est peut-être ce qui explique l’incompréhension qui nous frappe lorsque nous sommes confrontés au génie. Dans l’art on appelle cela l’inspiration et je crois qu’elle procède du même phénomène. Je me rappelle ces mots de Jean-Michel Basquiat, cités dans la monographie de Taschen consacrée à l’artiste défunt, considéré comme le plus magnétique de l’art contemporain : « Je ne pense pas à l’art quand je travaille, j’essaie de penser à la vie ». Je crois reconnaître derrière cette déclaration cryptique une démarche similaire à celle de Zidane. Lorsqu’il peint, Basquiat ne cherche pas à faire œuvre d’art, il essaie d’entrer en connexion directe avec la vie.
La vie est extraordinaire, il suffit de l’écouter
On n’a pas besoin d’être un génie du sport ou de l’art pour faire cette expérience à la fois si particulière et si simple de la réalité. Il suffit d’écouter. Il suffit d’accueillir ce qu’on perçoit sans autre but que celui de percevoir. On n’a pas besoin non plus d’apprendre à méditer pour y parvenir. Car nous faisons tous l’expérience à un moment ou à un autre de cette présence totale à soi et au monde, que ce soit dans la rencontre avec l’art, dans l’intensité d’une pratique sportive, dans le sublime d’un paysage naturel ou le sourire d’un enfant. Tout l’enjeu est de se souvenir du goût de cette présence et d’être capable de la mobiliser lorsqu’on en a besoin.
Pourtant l’écoute n’est pas simplement utile et elle mérite d’être cultivée pour elle-même, car elle est source de joie et d’émerveillement. Après chaque séance d’écoute au poste S.O.S Amitié, je me dis toujours la même chose : la vie est extraordinaire ! Chaque appelant me semble absolument unique et chaque histoire me prend par surprise. On pourrait penser qu’il s’agit là de l’effet de nouveauté. Je n’ai après tout que quelques mois d’expérience de l’écoute. Mais cela n’explique pas tout, car on retrouve ce même étonnement chez les écoutants plus expérimentés. Après trois, cinq, voire 10 ans d’écoute, ils sont toujours surpris par ce qu’ils découvrent. Cette exposition à l’extraordinaire richesse et diversité de l’expérience humaine pourrait être d’ailleurs l’un des principaux attraits de l’engagement chez S.O.S Amitié. Mais c’est aussi parce que nous pratiquons une écoute empathique et non directive que nous avons accès à cette richesse. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle permet aux appelants de se confier plus facilement. C’est aussi parce que la posture d’ouverture et d’accueil que nous adoptons nous permet d’apprécier pleinement ce qui nous est révélé.
Lorsqu’on renonce à l’intention, on lève les filtres que nos désirs imposent à la réalité. D’une certaine manière, cette posture singulière nous donne accès à la réalité brute, pleine et entière. Nous nous débarrassons des étiquettes que nous posons sur les choses, des catégories dans lesquelles nous enfermons les individus. Nous redécouvrons ainsi leur unicité. C’est l’expérience qu’on fait dans la méditation lorsqu’on écoute sa respiration. On se rend compte qu’il n’y a pas une inspiration ou une expiration qui soit exactement celle qui l’a précédée ou celle qui lui succède. On peut faire la même expérience dans la nature. Lorsqu’on se promène en forêt, on découvre de la même manière qu’il n’y a pas un chêne, pas un châtaignier, pas un aulne qui soit la copie exacte d’un autre chêne, d’un autre châtaignier, d’un autre aulne. Non pas que le classement des arbres en espèces soit inutile ou superflu, c’est un outil même indispensable à leur préservation. Mais il faut toujours avoir en tête l’arbitrage qu’on accepte en le faisant : ce qu’on gagne ici, on le perd là. La modélisation n’est pas seulement une simplification utile, c’est également un appauvrissement de la réalité et de l’expérience qu’on en fait.
Pour se reconnecter avec la réalité et en éprouver toute la richesse, je crois qu’il faut consacrer plus de temps aux activités qui mobilisent le corps et l’hémisphère droit du cerveau. Pour ce qui me concerne, le sport et la spiritualité forment le socle d’un rapport plus intuitif avec moi-même et le monde. L’art est un autre chemin. J’ai toujours considéré qu’un jour sans musique était un jour perdu. Mais je me suis remis également à lire des romans et à écouter de la poésie, alors que longtemps j’avais privilégié les essais. J’ai toujours été curieux de comprendre le monde mais je n’imaginais pas qu’on puisse le saisir autrement que par la raison. Je n’imaginais pas qu’en renonçant précisément à le saisir, on puisse en apprendre tout autant. J’ignorais qu’on pouvait simplement l’écouter.
Merci à Régis Cornélie, Caline Christophorov, Amina Diedhiou, Marie Dorléans, Laurent Frisch, Arnaud Nguyen et Laetitia Puyfaucher pour leur relecture.
- La Parole en archipel, Gallimard.
- Francis Bacon, Novum Organum (1620)
- Marshal Rosenberg, “Nonviolent Communication: A Language of Life” – PuddleDancer Press (2015)
- Adele Faber et Elaine Mazlish, « How to talk so kids will listen & listen so kids will talk” – Scribner Classics (2012)
- L’écoute pratiquée chez S.O.S Amitié exclut tout jugement, mais également tout conseil ou recommandation
- Dans son livre « Never split the difference » (Harper-Collins 2016), Chris Voss, qui fut négociateur en chef du FBI pour les prises d’otages et kidnapping à l’international, explique que l’écoute active est le pré-requis absolu de toute négociation car il s’agit avant tout de déterminer ce que l’autre désire profondément. Mais on ne peut pas y accéder directement. Pour que l’autre se livre, il faut qu’il se sente en confiance, en sécurité. Seule l’écoute permet d’établir ce climat de confiance.
- Je ne pourrais de tout façon pas m’en faire l’écho ici car ces conversations sont confidentielles.
- du latin classique « intendere »
- À prononcer avec l’accent marseillais
Très bel article sur l’écoute, qui n’est en effet pas un exercice facile, nous baignons en plein dans le contre-intuitif, notre intuition nous poussant à aider la personne écoutée à trouver des solutions alors qu’elle veut parfois tout simplement être écoutée / partager ce qui la contrarie.